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La chronique littéraire de Frédéric Thiriez : "Nous nous verrons en août", de Gabriel Garcia Marquez

Chronique parue sur le site Le nouvel Économiste



Inédit

Comment une épouse et mère comblée se laisse submerger, une fois par an, par le plaisir adultère



 

En toute subjectivité, par Frédéric Thiriez

 






 












Le rituel est immuable. Tous les ans, le 16 août, Ana Magdalena Bach se rend dans la petite île des Caraïbes où sa mère, décédée il y a huit ans, a voulu être inhumée. Elle prend le bac à 3 heures de l’après-midi, le même taxi la conduit à son hôtel, elle achète des glaïeuls à la même fleuriste et monte au cimetière fleurir la tombe de sa mère. Elle repart le lendemain par le bac de 9 heures pour aller retrouver son mari et leurs deux enfants.

 

Ana Magdalena, 46 ans, “a hérité de sa mère la splendeur de ses yeux dorés, la vertu de la discrétion et l’intelligence de savoir maîtriser son tempérament”. Elle vit un mariage harmonieux. Son mari est chef d’orchestre, son fils violoncelliste. Sa fille, “la rebelle”, a pour ambition d’entrer dans les ordres, ce dont ses parents essaient gentiment de la dissuader.

 

Les nuits du 16 août

Mais cette année, sur l’île, la routine va voler en éclats. Quelle mouche a piqué Ana Magdalena ? Le soir, au bar de l’hôtel, elle est abordée par un homme seul, bien mis et bien de sa personne. Le gin aidant, la conversation s’anime et deux heures plus tard, “elle le connaissait comme si elle avait vécu avec lui depuis toujours”. C’est alors que, la musique s’étant arrêtée, “se sentant assez forte pour accomplir ce qu’elle n’avait jamais envisagé, même en rêve, elle le fit sans détour :

 

‘On monte ?’

 

Une fois dans la chambre, Ana Magdalena se déchaîne. “Elle ne lui laissa pas la moindre initiative. Elle le chevaucha jusqu’à la racine et le dévora pour son seul plaisir, sans penser à lui.” À l’aube, l’homme avait disparu. Mais il lui avait laissé, suprême humiliation, un billet de 20 dollars.

 

 

Il fallut bien une année à Ana Magdalena pour étouffer sa rage meurtrière “envers l’amant fugace aux vingt dollars”. Mais elle ne renonça pas pour autant à son pèlerinage du 16 août et à la rencontre fortuite avec un amant d’une nuit. Le deuxième, un trentenaire, lui procura dans sa voiture “une déflagration de plaisir surnaturel”. Elle apprendra trois ans après qu’il était poursuivi par la police pour proxénétisme, escroquerie et suspicion d’assassinat de deux veuves. Elle éconduit le troisième, un avocat de renom, se demandant si elle ne serait pas réduite à faire des avances au barman : “Une nuit perdue, c’est une année perdue”. Son homme de l’année suivante était son voisin de chambre à l’hôtel, qui lui fit croire qu’il était évêque.

 

 

De mère en fille

La cinquième année, Ana Magdalena découvrit sur la tombe de sa mère des fleurs de belle qualité. Intriguée, elle apprit du gardien qu’un homme, toujours le même, en déposait régulièrement depuis plusieurs années. Il avait la soixantaine et les cheveux blancs. Qui était cet inconnu ? Cela pouvait-il expliquer pourquoi la mère d’Ana, de son vivant, se rendait dans l’île trois ou quatre fois par an ? Et pourquoi elle a voulu y être enterrée ? Et Ana de considérer aussi “que ce qui animait ainsi sa mère pouvait tout aussi bien l’animer, à son tour, et ce rapprochement la frappa. Loin de s’en attrister, elle se sentit vivifiée par la révélation que le miracle de sa vie était d’avoir perpétué celle de sa défunte mère”. Je laisserai au lecteur le soin de découvrir par lui-même la décision que prendra alors Ana Magdalena. Elle n’est pas banale.

 

 

L’histoire du roman

Ce court roman du prix Nobel colombien a lui-même une histoire intéressante. Au départ, il devait faire partie d’un ouvrage composé de cinq récits autonomes, avec le même personnage central, Ana Magdalena Bach. Finalement, un des chapitres fut publié séparément en 2004 (‘Mémoires de mes putains tristes’).

 

L’écrivain travailla tant sur ‘Nous nous verrons en août’ qu’il en fit cinq versions, avant de laisser tomber, mécontent du résultat. C’est seulement dix ans après sa mort que ses enfants ont décidé de publier le roman, presque en s’excusant : “Si les lecteurs jugent le livre digne d’estime, Gabo nous accordera peut-être son pardon. C’est ce en quoi nous avons bon espoir”. Nous aussi !

 


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