Tribunes
Lecture
Péplum - Amélie Nothomb (Albin Michel, 1996)
dimanche 1 décembre 1996
Publié le
Frédéric Thiriez
Auteur :
La jeune romancière « A.N » croit se réveiller à l’hôpital après une opération sous anesthésie. L’homme qui la surveille, une sorte de savant nommé Celsius et qui apparaît en hologramme, lui apprend que nous ne sommes pas le 8 mai 1995, date de l’opération, mais le 27 mai 2580. La jeune femme a été « transplantée » pendant son sommeil six siècles plus tard et condamnée à rester enfermée. Pour quel motif ? Elle a deviné le secret de Pompéi : les scientifiques du futur ont découvert le moyen de voyager dans le passé ; ce sont eux qui ont provoqué l’éruption du Vésuve en l’an 79 et l’ensevelissement de la cité. Pourquoi ? « Pour préserver, sous les cendres et les laves, le plus bel exemple de cité antique ».
A partir de cette situation hautement fantaisiste, l’auteur développe, comme une pièce de théâtre, un dialogue serré entre la captive et le surveillant qui rivalisent d’esprit, d’humour et de finesse. Tout y passe : l’histoire humaine, l’art, la philosophie, la morale… Le style est éblouissant, le rythme soutenu, l’imagination débordante.
Morceaux choisis :
« -Je ne vous crois pas. Nous sommes en 1995.
-Comment vous convaincre ?
-Vous ne me convaincrez pas.
-Voyons…En 2248, on a découvert que le safran avait des propriétés souveraines dans le traitement des maladies mentales.
-Poétique. Continuez.
-La crise de l’énergie a entraîné, dès le début du vingt-deuxième siècle, des bouleversements politiques considérables.
-N’importe qui aurait pu le prévoir.
-En réaction contre ces mutations, l’Académie française a procédé à un suicide collectif : le 12 janvier 2145, les quarante académiciens en habit vert se sont jetés dans la Seine. Chacun s’était lesté de leur dernière édition du dictionnaire, de sorte qu’ils ont coulé à pic.
-Vous devriez manger du safran, Celsius »
Ou bien encore :
« -Si vous étiez de notre époque, vous auriez été orientée, dès votre plus jeune âge, vers les basses couches de la population (…) ceux que nous appelons les intouchables.
-Et quel sort est réservé à ces intouchables ?
-Les femelles traient les baleines et nourrissent les autruches. Les mâles travaillent dans les abattoirs, cultivent la terre et surveillent les entrepôts.
-Et les ouvriers ?
-Les ouvriers sont une caste au-dessus. Il faut être surqualifié pour faire marcher les machines d’aujourd’hui.
-Y a-t-il encore des fonctionnaires ?
-Non. L’administration est informatisée de bout en bout.
-Où met-on les bons à rien alors ?
-Dans les usines de mots croisés.
-Pardon ?
-Oui. Le cruciverbisme demeure le seul terrain où un homme de petit quotient intellectuel peut surpasser une machine. Aussi, pour que ces gens aient l’impression d’être utiles et ne menacent pas la paix sociale, nous avons créé de nombreuses usines de mots croisés qui ont épongé jusqu’au souvenir du chômage.
-Mais … y a-t-il une demande pour tous ces mots croisés ?
-Une demande, ça se suscite. Nous avons répandu la passion des mots croisés chez les 80-100.
-Les quoi ?
-Les 80-100, c’est-à-dire ceux dont le quotient intellectuel se situe entre 80 et 100. Ils constituent 80% de la population mondiale.
-La moyenne a baissé depuis mon époque.
-Oui, mais les meilleurs sont devenus encore meilleurs. Mais revenons aux 80-100 : ils sont la cible principale de toute politique responsable, puisqu’ils sont les plus nombreux (…)
-Croyez-vous que j’en fasse partie ?
-Vous êtes obsédée par vous-même, hein ? Rassurez-vous. A vue de nez, vous êtes une betterave.
-Une betterave ?
-C’est ainsi que nous appelons les 50-80 (…)
-Amusez-moi. Racontez-moi les noms que vous donnez à chaque strate de la population.
-En dessous de 50, on ne peut plus vraiment parler d’êtres humains. Nous n’osons pas nous moquer de ces malheureux. Aussi leur avons-nous choisi une désignation abstraite : nous les appelons les entonnoirs.
-Pourquoi, parce qu’ils s’en servent comme chapeau ?
-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et pourquoi riez-vous comme ça ?
-A mon époque, quand quelqu’un était fou, on disait qu’il se promenait avec un entonnoir sur la tête.
-Et c’est ça qui vous fait rire ?
-Oui !
-Je ne comprendrai jamais l’humour des betteraves.
-Elles vous le rendent bien. »
Amélie Nothomb : née en 1966 en Belgique. Son père étant diplomate, elle a vécu à l’étranger jusqu’à l’âge de 17 ans (Japon, Chine, Etats-Unis, Laos, Birmanie). De retour à Bruxelles, elle obtient sa licence en philologie, puis l’agrégation. Depuis son premier roman, Hygiène de l’assassin, en 1992, elle publie, chez Albin Michel, au moins un livre par an, se qualifiant elle-même de « graphomane ».
Principaux ouvrages : Hygiène de l’assassin (Albin Michel, 1992) ; Les Catilinaires (1995) ; Péplum (1996) ; Stupeur et Tremblements (1999) ; Cosmétique de l’ennemi (2001) ; Antéchrista (2003) ; Ni d’Eve ni d’Adam (2007) ; Le fait du prince (2008) ; Tuer le père (2011) ; Le crime du comte Neville (2015) ; Les prénoms épicènes (2018) ; Soif (2019) ; Les aérostats (2020).
Prix : Prix René Fallet pour L’hygiène de l’assassin ; prix du jury Jean Giono pour Les Catilinaires ; Grand prix du roman de l’académie française pour Stupeur et Tremblements ; prix de Flore pour Ni d’Eve ni d’Adam ; grand prix Jean Giono pour l’ensemble de son œuvre en 2008.