Tribunes
Société
Les maires abandonnés par le Conseil d'Etat
lundi 8 juin 2020
Publié le
Frédéric Thiriez
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Dans sa sagesse, selon la formule d'usage, la plus haute juridiction administrative a voulu mettre fin à une polémique d'été, le burkini, qui n'avait, vu de Paris, que trop duré. Dont acte. Circulez, il n'y a rien à voir. Liberté de conscience chérie, nul ne saurait te contraindre. Fermez le ban et dormez en paix bonnes gens. Objection, votre honneur ! Rien n'est réglé et cette décision ne peut que susciter la frustration des juristes, l'inquiétude des maires, l'agitation des politiques et rendre nécessaire une intervention, qui aurait pu être évitée, du législateur. Une loi, oui, mais pour dire quoi ? La décision du Conseil d'Etat est peut-être « techniquement impeccable » comme dit Luc Ferry (1), mais « politiquement désolante » et j'ajouterais même juridiquement discutable, car essentiellement subjective. Comment affirmer, après l'attentat de Nice, qu'il n'y a pas de risques de troubles à l'ordre public du fait de la diffusion sur les plages d'une tenue de bain qui est devenue le symbole ostentatoire des fondamentalistes ? Fallait-il attendre un incident grave, échauffourées, bagarres, voire caillassages, comme le suggère entre les lignes le Conseil d'Etat ? Les trente maires qui ont eu le courage de signer des « arrêtés anti-burkini » ont entendu prévenir de tels troubles, conformément à la mission que leur assigne la République depuis la loi de 1884. L'intervention du maire est subordonnée à l'existence d'une simple menace de troubles, pas à des troubles avérés. Ils sont aujourd'hui désavoués, tout comme les juges administratifs locaux qui les ont suivis, s'exposant du même coup, comme les maires, à des injures et menaces odieuses sur les réseaux sociaux. C'est triste.
Si la loi, telle qu'interprétée souverainement par le Conseil d'Etat, est mal faite, il faut la revoir ! Et l'on ne saurait reprocher aux hommes politiques de le suggérer, même si leur appétit est aiguisé par la proximité des échéances électorales. Que les deux-tiers des citoyens interrogés par sondage se déclarent favorables à l'interdiction du burkini n'a certes pas à peser sur la conscience des juges du Palais-Royal, mais interpelle légitimement nos représentants élus. Alors légiférer pour quoi faire ? Une interdiction générale et absolue du burkini sur l'ensemble du territoire français serait d'abord inappropriée : la question ne se pose pas partout, ni en toutes saisons... et d'ailleurs, comment définir précisément le burkini, appellation commerciale, médiatique, mais pas juridique ? Est-ce le port du voile en général que l'on souhaite bannir dans l'espace public ? La mesure serait alors clairement inconstitutionnelle, comme discriminatoire (à moins d'y inclure la soutane et la kipa) et (ou) contraire à la liberté de conscience et à la liberté d'expression, qui impliquent, malgré la laïcité de la République, le droit de manifester ses croyances religieuses. Alors soyons simples : laissons aux maires, au cas par cas et en fonction des circonstances locales, la responsabilité d'interdire à toute personne, homme ou femme, d'arborer en public des signes d'appartenance religieuse « qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande » (2), pouvant porter atteinte à la liberté d'autrui, à la dignité humaine, au principe de laïcité, à la sécurité, l'ordre ou la tranquillité publics.
Pas d'interdiction générale et absolue donc, pas davantage de discrimination, et un pouvoir de décision au cas par cas confié aux élus qui sont les mieux à même d'apprécier les circonstances locales, les maires. Un tel dispositif législatif, s'il était retenu, serait à la fois efficace, car proche du terrain, démocratique, car reposant sur des élus responsables et... conforme à la constitution ! Du moins peut-on l'espére ...
(1) Le Figaro, 1er septembre 2016.
(2) Ce sont les termes mêmes du Conseil d'Etat dans son arrêt du 2 novembre 1992 sur l'école.