Parue dans Le Nouvel Economiste
Prix Goncourt 2023
Une histoire d’amour déroutante qui traverse le temps et perce le mystère de la création artistique
En toute subjectivité, par Frédéric Thiriez
Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea,
L’Iconoclaste, 2023
Si un roman est avant tout un voyage, alors assurément ‘Veiller sur elle’ méritait la distinction suprême du Goncourt. Voyage dans l’espace (la Maurienne, la Ligurie, Florence, Rome), dans le temps (de 1914 à 1986, en passant par les deux guerres et les déchirements du fascisme) et dans les cœurs, avec cette histoire d’amour improbable – à moins que ce ne soit de l’amitié – entre deux jumeaux cosmiques, pourtant aussi différents qu’on peut l’être : “Mimo qui sculpte et Viola qui vole” (au sens propre). Cependant, un troisième protagoniste se fait une place aussi essentielle que les deux autres au fil des chapitres. Personnage mutique – et pour cause puisqu’il s’agit d’une statue – la ‘Pieta Vittaliani’, dernière œuvre de Mimo qui, trop bouleversante, a été soustraite aux yeux du public, est cachée sous bonne garde dans les sous-sols de la Sacra de Pietra d’Alba : “On l’enferme pour la protéger. Mais l’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux”… À 82 ans, Mimo se meurt. Il ne peut plus parler, mais c’est lui qui raconte. D’ailleurs, “depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ?”.
Mimo et Viola
Né d’une famille pauvre de Ligurie émigrée en Maurienne, le jeune Michelangelo Vittaliani perd son père, tué
par un obus, en 1914. Sa mère, incapable de l’entretenir, le renvoie en Italie pour travailler chez “son oncle”. Sculpteur, il n’est pas du tout son oncle, mais un patron alcoolique et violent qui vit du travail des enfants. Mimo a 12 ans. On le traite de “nabot” car il souffre d’achondroplasie, une maladie génétique qui se traduit par un nanisme. Mais il est prêt à tout supporter pour devenir un grand sculpteur.
Viola, à l’opposé, est la petite dernière d’une famille noble et riche. Mais elle aussi est différente : hypermnésique, elle retient tout ce qu’elle entend ou lit et est donc dotée, à 12 ans, d’une culture phénoménale due aux livres qu’elle chipe dans la bibliothèque de son père. Elle a une obsession : le rêve d’Icare. Et elle entend bien construire la machine qui lui permettra de l’assouvir. Marginalisée dans sa propre famille, elle est soupçonnée par les villageois d’être une petite “sorcière”.
Aimants et symphonie
Ces deux-là n’avaient donc aucune raison de se rencontrer ni, a fortiori, de se plaire et de nouer une relation, puissante quoique platonique, qui durera trente ans, jusqu’à la mort de Viola. Elle lui transmet sa culture, son goût pour la lecture et stimule son ambition de sculpteur. Il construit pour elle des prototypes d’ailes volantes et conduisent ensemble les essais. Trente années de rendez-vous secrets où l’on se tient la main, d’innombrables disputes suivies de retrouvailles : “C’est ridicule, tout ça”, lui dit un jour Mimo.
“– Qu’est-ce qui est ridicule, Mimo ?
– Toi, moi. Notre amitié.Un jour on s’aime, le lendemain on se déteste… Nous sommes deux aimants. Plus nous nous rapprochons, plus nous nous repoussons.
– Nous ne sommes pas des aimants. Nous sommes une symphonie. Et même la musique a besoin de silences.”
Le troisième personnage, la ‘Pieta’ sculptée par Vittaliani après la mort prématurée de Viola, gardera son mystère jusqu’à la fin du roman. Ses apparitions en public ont provoqué une véritable hystérie. Des spectateurs ont dit l’avoir vue bouger, d’autres ont été pris de malaises, de vertiges ou même de pulsions destructrices. Un témoin avoue avoir ressenti une “forme d’excitation sexuelle”. Après avoir fait appel à de nombreux spécialistes, dont un exorciste, qui n’ont trouvé aucune explication, le Vatican décide de l’enfermer sous clé dans les caves de l’abbaye de Pietra d’Alba où elle demeure encore. Comme Mimo, qui s’est retiré chez les moines au même moment, il y a quarante ans, afin de “veiller sur elle”…
Le lecteur se laisse malmener avec bonheur par cette histoire déroutante qui manie avec dextérité ses deux fils rouges, le mystère de l’amour et celui de la création artistique.
Article à retrouver sur le site : https://www.lenouveleconomiste.fr/veiller-sur-elle-de-jean-baptiste-andrea-107810/
Comments