Parue dans Le Nouvel Économiste
Grand prix du roman de L’Académie française 2023
Muette d’amour
Quelle “bêtise”cette jeune épouse, timide et digne, a-t-elle pu commettre dans l’ambiance troublante de la colonisation finissante ?
En toute subjectivité, par Frédéric Thiriez
Éditions Gallimard, 2023
Tout commence par une photo jaunie, aux bords dentelés, “comme un biscuit LU”. Sur l’image, prise en 1958 à Douala, Madeleine, la tante de la narratrice, “marche, toute jeune, ravissante dans sa robe d’été, en tenant la main de sa fille (…) c’est son allure surtout qui frappe, soignée, tenue, un peu raide avec cette taille plate et sanglée, si foncièrement anachronique. Inimitable”. Dans la famille,on disait qu’elle avait quelque chose de Michèle Morgan, “dans la blondeur et le maintien”. Mais on disait aussi, à voix basse, qu’au cours de son séjour en Afrique avec son mari, elle aurait “fait une bêtise”.
La narratrice, piquée au vif, va essayer de reconstituer l’histoire de sa tante et de découvrir ce qui est resté caché.
D’origine nantaise, élevée en pension chez les sœurs après la mort de son père, Madeleine, devenue infirmière, s’était mariée à 26 ans, car c’était l’âge pour ce faire. Son mari, Guy, avait trouvé un poste à Douala dans l’industrie du bois et le couple s’était aussitôt embarqué pour le Cameroun, qui allait devenir indépendant cinq ans plus tard. Le dernier roman de Dominique Barbéris nous raconte la vie de Madeleine pendant ses années africaines.
Pudeur et délicatesse
Belle et timide, elle vit dans l’ombre de son mari, sans goûter à l’excès les sorties dans le petit cercle des Européens, ni les rumeurs sur les liaisons extraconjugales de tel ou tel. Elle passe l’essentiel de ses journées avec pour seule compagnie sa fille de deux ans et son boy, Charlie, auquel elle apprend à faire le ménage. Un jour, on lui présente Yves, un administrateur colonial assez bel homme, séducteur en tout cas, dont on murmure qu’il travaille dans le renseignement à Yaoundé. Yves fait à Madeleine une cour assidue, s’arrangeant en particulier pour la croiser lorsqu’elle promène sa fille le soir et faire quelques pas avec elles. Madeleine demeure mutique, mais on sent bien que ces rendez-vous ne la laissent pas indifférente. Ira-t-elle au-delà ?
La narratrice nous en dira bien peu sur cette esquisse de romance, peut-être parce qu’au fond, comme le dira plus tard la fille de Madeleine, “il ne s’est pas passé grand-chose. Même rien du tout”. Ou alors, est-ce sa “façon d’aimer” ? Le roman nous séduit par la pudeur et l’infinie délicatesse avec lesquelles il entre dans le secret de l’âme d’une femme des années cinquante, troublante et digne. L’ambiance pesante de la colonisation finissante y est ressuscitée, avec son lot de peurs diffuses et les tableaux de la ville au crépuscule avec sa végétation luxuriante et ses lourdes pluies tropicales saisissants.
Le roman de Dominique Barbéris a obtenu le Grand prix du roman de l’Académie française et a été nominé pour le prix Femina 2023.
Article à retrouver via : https://www.lenouveleconomiste.fr/une-facon-daimer-de-dominique-barberis-107365/
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