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Photo du rédacteurFrédéric Thiriez

La chronique littéraire de Frédéric Thiriez : Triste tigre, de Neige Sinno

Dernière mise à jour : 22 déc. 2023

Parue dans Le Nouvel Économiste



Prix Femina 2023 du roman français

Prix des Inrockuptibles

Prix littéraire "Le Monde" 2023


Comment survivre à des viols répétés dans l’enfance ?




En toute subjectivité, par Frédéric Thiriez Triste tigre, de Neige Sinno,

P.O.L. 2023







La petite Neige a six ans lorsque sa mère, qui est séparée de son père, se marie avec un ancien chasseur alpin de 24 ans, bel homme, charismatique et autoritaire. À la maison, il règne en maître. “Il veut remplacer mon père” dit Neige, qui résiste et refuse de l’appeler papa. Alors le beau-père, la nuit, se glisse dans son lit lorsque la mère travaille. Aux caresses initiales se substituent rapidement les viols répétés. Elle a sept ans. “Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’était pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour.” La petite fille subit sans broncher, consciente que “c’est quelque chose de grave et terrible”. Mais “après c’est trop tard. Personne pour vous aider. On ne peut pas en parler, ce serait trop mal vu”. Les viols se poursuivront régulièrement jusqu’à ses “premières règles”, vers 14 ou 15 ans se souvient-elle. Il avait peur qu’elle tombe enceinte… À 17 ans, la jeune fille quitte la maison familiale pour vivre sa vie, sans avoir encore rien dit à sa mère. C’est à ce moment qu’un ami, beaucoup plus âgé qu’elle, la persuade de sortir de son silence. Neige met sa mère au courant et elles portent plainte toutes les deux. Nous sommes en 1999. Le beau-père est arrêté, avoue les faits et sera condamné à neuf ans de prison. Il en fera cinq, se remariera une fois le divorce demandé par sa femme prononcé, et aura quatre enfants avec sa nouvelle compagne.

Trente ans après, Neige raconte. Mais son livre est beaucoup plus qu’un récit, plus qu’un témoignage. C’est un questionnement permanent, au cours duquel elle n’hésite pas à interpeller le lecteur comme pour lui demander son avis ou à convoquer les auteurs qui peuvent l’aider à trouver des réponses (Nabokov, Christine Angot, Virginie Despentes, Annie Ernaux, Virginia Woolf et d’autres).

Pourquoi moi ? “Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’érotique chez un petit être aux genoux croûtés qui n’a pas encore perdu toutes ses dents, qui peut passer une heure à essayer d’attraper des lézards entre les pierres chaudes de l’après-midi ? L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire.”

La question du consentement : “Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée”. Et le plaisir ? Neige répond franchement : “Il ne s’arrêtait pas tant que je n’avais pas eu d’orgasme. Je me souviens même de me concentrer pour que ça vienne, sans quoi ça allait durer une éternité… Je savais bien que l’orgasme ce n’est pas nécessairement du plaisir”. Et d’ajouter plus loin pour montrer sa détresse : “Il m’est arrivé de souhaiter qu’il me tue une fois pour toutes pour qu’on en finisse”.

À quoi pensais-je à l’époque ? : “1/ Si je ne le dis à personne, ça n’existe pas. Tant que personne ne le sait, ça n’existe pas. 2/ Tu as dû faire quelque chose pour mériter ça. Quelque chose en toi le provoque. Tu es une petite pute. 3/ Tu es la préférée. Il te fait ça parce qu’il t’aime. Il t’a choisie”.

Faut-il parler ? : “Est-ce une solution ? Et si oui, pour qui ? Parler, porter plainte, c’est faire exploser la cellule familiale. Une fois que les mots sont lâchés, se déclenche le processus multiple d’exclusion (…) Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses illusions d’enfance. On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire”.

Comment s’en sortir ? “Un jour, j’ai compris que c’était terminé tout ça, le viol, l’enfance, la famille. Maintenant je pouvais partir vivre ma vie. J’ai cru que j’étais libre (…) Seulement, partout où j’allais, à n’importe quel moment, je tournais la tête et je voyais son ombre (…) ‘Relève-toi et marche’ n’est pas applicable en cas de violences faites aux enfants… Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment.”

Le pardon ? “Pour pouvoir continuer à aimer ma sœur, il faut que j’accepte qu’elle lui ait pardonné, qu’elle considère que ce qu’il a fait est pardonnable, il faut que j’oublie un peu, ou au moins que je fasse semblant, il faut que je fasse moi aussi comme si ça n’était pas moi, comme si ça n’était pas grave, comme si ça n’était pas arrivé. D’ailleurs c’est ce que j’aurais dû faire depuis le début et on aurait tous évité de souffrir pendant des années pour rien.”

La prison pour le violeur ? “Il est sans doute normal qu’ils (les condamnés pour viol) ne puissent pas regarder en face la gravité de leurs actes. S’ils pouvaient vraiment le faire, ils se suicideraient. Ce qui serait à mon avis la seule sortie honorable pour un violeur d’enfant. Mourir de honte. Mais non, ils ne se suicident pas (ce sont les victimes d’inceste en général qui se suicident, pas les abuseurs), ils clament leur droit à une deuxième chance.”


Malgré la gravité du propos, l’autrice n’hésite pas à manier parfois l’humour, par exemple lorsqu’elle énumère méthodiquement “les raisons que j’ai de ne pas vouloir écrire ce livre”, avant de conclure : “Et pourtant je vais l’écrire quand même, dans une espèce de rébellion insensée”. Ou encore, pardon pour les âmes délicates, lorsqu’elle évoque les fellations qu’exigeait son beau-père : “C’est un acte qui peut se pratiquer facilement, sans faire de bruit, qui ne laisse pas de trace. Un bon rapport qualité-prix, on pourrait dire (…) En tout cas, je suis devenue malgré moi au fil des ans une praticienne aguerrie de la pipe”.


Le livre de Neige Sinno, qui s’échappe des formes habituelles de la littérature, respire l’honnêteté, la sincérité, l’humilité même. Son autrice ne se donne ni en spectacle, ni en exemple. Elle témoigne et questionne. Alors qu’un premier éditeur avait refusé son manuscrit au motif qu’il ne publiait que “de la littérature” (comprenez de la fiction), elle a obtenu une jolie revanche en remportant le prix littéraire “Le Monde” 2023, le prix Femina et en devenant finaliste du Goncourt.



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